"Le regret ne répare pas la perte d'un instant, et mille années ne rachètent pas une heure de négligence."
Stefan Zweig
mohamedlouizi
16 mai 202339 min de lecture
Lycée Averroès : «L’éthique musulmane» dans un nid de vipères...
Analyse du programme islamiste du collège-lycée Averroès
Par : Mohamed Louizi
Le créneau «éthique musulmane» est l’un des instants «éducatifs» les plus importants au sein du collège-lycée Averroès à Lille-Sud : établissement scolaire privé, géré et dirigé par des Frères musulmans. En 2015, après les attentats de Charlie Hebdo et suite à l’éclatement médiatique (puis judiciaire) de l’affaire qui opposa cet établissement au professeur de philosophie Soufiane Zitouni, l’Académie de Lille avait diligenté une inspection le 11 février 2015. Un rapport[1] fut remis aux autorités rectorales deux jours plus tard.
Le communiqué du Rectorat de Lille jugeait que «les termes du contrat de l’établissement avec l’État sont globalement respectés»[2]. Il précisait qu’«il convient néanmoins, sur certains points, de clarifier le statut et la place du religieux dans l’établissement»[3] ainsi que de «lever les ambiguïtés entre l’enseignement de la philosophie et le cours optionnel d’éthique religieuse»[4]. Le présent texte analyse conjointement (et partiellement) le contenu du programme «éthique musulmane», en vigueur.
Les rédacteurs du programme précisent ses quatre principaux buts, à savoir, je cite : «Donner à l’élève les moyens de se réaliser spirituellement et de vivre sa foi en harmonie avec le monde qui l’entoure» ; «Fixer les bases élémentaires de la religion dans l’esprit de l’apprenant» ; «Offrir à l’élève un espace d’interrogations et de débats autour de diverses questions liées à la foi de manière générale» et «Imprégner l’élève, tout au long de son parcours scolaire, d’enseignements fondamentaux pour une pratique harmonieuse de sa religion».
Les cibles de ce programme sont des collégiens et lycéens scolarisés au sein de cet établissement. Âgés de 10 à 18 ans, pré-adolescents et adolescents, filles et garçons, ils suivent trois cycles de formation successifs : Cycle 1 (classes de 6ème et 5ème) ; Cycle 2 (classes de 4ème et 3ème) et Cycle 3 (classes de 2nde, 1ère et Terminale). Ainsi, du début du Cycle 1 (classe de 6ème) à la fin du Cycle 3 (classe de Terminale), les élèves assistent à une heure et demie de cours d’« éthique musulmane » par semaine, soit un total de 54 heures par année scolaire (36 semaines de cours par an), soit 378 heures durant les sept années du parcours scolaire, collège et lycée confondus. Si on rajoute à cela le temps du serment et de la prière de vendredi, presque 1 heure par semaine, observé au sein de cet établissement, ce total grimpe à 630 heures de formation «religieuse», directe et indirecte, formelle et informelle.
À cela, il conviendrait d’ajouter, pour la plupart des élèves de confession musulmane, c’est-à-dire l’écrasante majorité inscrite dans cet établissement, le temps parascolaire d’apprentissage du Coran et de la langue arabe (à base de supports religieux, versets et hadiths) les samedis et les dimanches au sein de l’école coranique annexée à la mosquée de Lille-Sud, ou à la mosquée de Villeneuve d’Ascq entre autres, à raison de 4 heures par semaine, y compris pendant les vacances scolaires : soit un total de 176 heures par an, 1232 heures de la 6ème à la Terminale. En additionnant ces deux totaux , les 630 heures (scolaires) et les 1232 heures (parascolaires), on atteint une somme pléthorique de 1862 heures cumulées en sept ans qui ne suffit certes pas pour former des «imams» mais qui est suffisante pour inculquer à ces jeunes les fondamentaux et les bases d’une certaine lecture identitaire et politique de l’islam. Les rédacteurs précisent, par ailleurs, que les cours de «l’éthique musulmane» sont «complétés par des activités liées aux évènements du calendrier musulman tels que l’hégire, les fêtes, mais aussi par des sorties, voyages pédagogiques dans le souci d’une ouverture sur les autres religions et lieux de culte». Inquiétante inflation de l’islam dans la vie des élèves.
Pour atteindre les buts susmentionnés, les dirigeants de cet établissement varient les outils, les moyens, les supports, les séquences et les points d’entrée, permettant de toucher la sensibilité des élèves, afin de les amener, de les entraîner progressivement, vers l’acquisition certaine des bases fondamentales de l’islam tel que les frérosalafistes le conçoivent, l’interprètent et le prêchent. Ces dirigeants proposent aux élèves un condensé sunnite, autant sur son orthodoxie que sur son orthopraxie – j’y reviendrai – axé en même temps sur le dogme, la pratique cultuelle, la morale et ses règles, la connaissance du Coran, l’apprentissage des hadiths, la biographie de certains «prophètes», dont le choix n’est point le fruit du hasard, la biographie de Mahomet, j’y reviendrai, la biographie de ses proches compagnons, en particulier les deux premiers califes, la biographie de leurs successeurs et celle des successeurs de leurs successeurs.
En somme, un programme résolument fidèle à une grille salafiste considérant que l’âge d’or de l’islam est incarné par trois générations, par trois groupes qui se sont succédés après la mort de Mahomet. Ces trois groupes forment, dans l’esprit et les écrits du salafisme, le fameux concept al-Salaf al-Ṣāliḥ : les prétendus «pieux prédécesseurs» qui incarneraient le vrai, l’authentique islam que les islamistes veulent réinstaurer et réhabiliter à l’identique maintenant, ici et ailleurs.
La première génération est celle des compagnons : les Sahãba. Le programme du collège-lycée Averroès choisit parmi eux les deux premiers califes : Abu Bakr As-Siddiq (573-634) et Umar ibn al-Khattâb (584-644). Le premier a créé le premier Etat Islamique de l’Histoire et a institutionalisé le viol sanguinaire de la liberté de conscience, en menant la guerre contre l’apostasie[5]. Le second est connu pour avoir accéléré les conquêtes islamistes au-delà de l’Arabie, en Irak, en Syrie, en Iran, en Egypte, etc.
La deuxième génération est celle des successeurs des compagnons : les Tabi’îne. Le programme du collège-lycée Averroès choisit parmi eux Abu Muslim Al-Khawlani (mort en 684) et Saïd ibn Jubayr (665-714), alias Saïd ibn al Mussayib. A ce dernier, feu Youssef al-Qaradawi, le sulfureux guide des Frères musulmans, a consacré en 1986 un ouvrage d’hommage en arabe, une pièce théâtrale intitulée Un savant et un tyran, très connue, très partagée au sein des milieux islamistes. Cette pièce est traduite en anglais sous le titre : The Scholar and The Tyrant[6]…
Quant à la troisième génération, elle est celle des successeurs des Tabi’îne. C’est cette génération, en particulier, qui, presque deux siècles après la mort de Mahomet, a couché par écrit ses hadiths, paroles qui lui sont attribuées en plus du Coran. Elle les a rassemblés dans des recueils supposés être authentiques comme celui d’al-Bukhari (810-870). Les élèves du lycée Averroès ont tout le loisir de s’y familiariser en les apprenant par cœur et en étudiant les fameux 40 hadiths d’an-Nawawî et leurs commentaires. J’y reviendrai.
Toutefois, vouloir rattacher le jeune élève du collège-lycée Averroès à la tradition islamique ancestrale passe aussi par l’évocation d’autres symboles religieux, antérieurs même à l’avènement de Mahomet : notamment ceux des «prophètes» et des «messagers», reconnus comme tels par les sources scripturaires de l’islam. S’agissant aussi de cette filiation théologique et spirituelle, le choix n’est guère anodin. En effet, des sources islamiques dénombrent 124000 «prophètes» et 313 «messagers d’Allah». Le Coran en cite 18. Toutefois, le programme du collège-lycée Averroès s’intéresse plus particulièrement à 8 d’entre eux en plus de Mahomet. Je fais remarquer, au passage, que les rédacteurs adoptent l’appellation française et biblique de certains «prophètes» et, pour d’autres, l’appellation arabe coranique.
Ainsi Adam (Ãdam en arabe), Noé (Nuh en arabe), Moïse (Moussa en arabe), Jésus (Issa en arabe) sont nommés en français. En revanche, Ibrahim (Abraham en français), Souleymane (Salomon en français), Ayûb (Job en français), Yusuf (Joseph en français) et Mohamed (Mahomet en français) sont nommés suivant des vocables arabes et coraniques. Difficile de saisir le sens exact de cette incohérence sauf, peut-être, dans le cas de Mahomet où l’on sait pertinemment que l’adoption délibérée de l’appellation arabe s’inscrit dans une démarcation linguistique assumée. Pour les islamistes, la dénomination «Mohamed» ou «Mohammed», pour parler du «prophète» de l’islam, ne doit pas être abandonnée au profit de celle de Mahomet qui serait, selon eux, une qualification dépréciative et péjorative. Quelle qu’en soit la raison, à supposer qu’il y en ait une, et mis à part les principaux «prophètes» des trois religions monothéistes, Moïse, Jésus et Mahomet, se revendiquant tous les trois de l’héritage d’Abraham, le choix des 5 autres, Adam, Noé, Salomon, Joseph et Job sert, chacun dans un registre particulier, un aspect de l’idéologie des Frères musulmans.
Adam est considéré comme étant le premier humain et le père de l’Humanité en dépit de ce que dit la Science. La vision créationniste et son récit, notamment des versets et des hadiths, reprenant largement la vision biblique, ses symboles et ses métaphores, utilisent Adam et l’histoire de sa «création» pour remettre en cause et réfuter vigoureusement la théorie évolutionniste darwinienne. L’Eglise catholique quant à elle, adoptant une herméneutique savante, n’est plus opposée à la théorie de l’évolution. En 1996, le Pape Jean-Paul II écrivait déjà : «Aujourd’hui, près d’un demi-siècle après la parution de l’Encyclique, de nouvelles connaissances conduisent à reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse.»[7] L’islam des Frères musulmans n’est pas sur cette ligne. Le symbole de Noé est utilisé dans les milieux islamistes pour montrer que le chemin de la prédication est long, endurant : Noé, selon la tradition, aurait passé 950 ans à prêcher «la bonne parole» parmi son peuple sans baisser le bras. Salomon, le «prophète-roi», fils de David, représente dans l’imaginaire collectif des Frères musulmans ce pour quoi ils militent et combattent. Le pouvoir au service de la prophétie. Le temporel au service du religieux. Le parlement au service de la mosquée. Le juge au service de la charia…
Dans le même sillage, ils abordent l’histoire de Joseph qui après des tumultes et de la prison, est parvenu à atteindre le pouvoir politique à côté du roi d’Egypte. Joseph est aussi cité en exemple pour museler la sexualité des jeunes et prôner la chasteté et l’abstinence. Enfin, Job sert de modèle pour ancrer dans les têtes l’idée victimaire selon laquelle tout «musulman» sincère serait sujet à l’affliction, aux épreuves et aux persécutions de toutes sortes. La victimisation qui en résulte et qui cherche tout prétexte pour crier à «l’islamophobie», étant un standard frérosalafiste jouissant d’une bibliographie exubérante, surtout en langue arabe, est la deuxième jambe de l’islamisme à côté de la dissimulation, la Taqiyya.
En mettant côte à côte tous ces bouts et fragments du programme d’«éthique musulmane» du collège-lycée Averroès, on peut reconstituer un nuage de mots-clés et un puzzle de représentations mentales, associées chacune à un symbole passé, qui agissent (et agiront), consciemment et inconsciemment, sur la compréhension et la pratique de l’islam par ces élèves d’aujourd’hui : ces cadres de demain. Forcément, suivant cette grille prosélyte, l’islam est et sera associé dans leur imaginaire militant au refus de la modernité au motif que le progrès serait un passé salafiste à reproduire à l’identique ; au refus de la démocratie au motif que seule compte la loi d’Allah, protégée par un Etat Islamique puissant; au refus de la Science au motif que l’évolution serait synonyme de mécréance ; au refus des libertés individuelles au motif que l’islam est d’abord une soumission à la volonté divine.
Par ailleurs, pour fixer dans les têtes et les esprits des élèves les standards de leur lecture théologico-politique de l’islam, les dirigeants du collège-lycée Averroès ne comptent ni sur les seuls contes historiques relatifs aux «prophètes» précités, choisis soigneusement parmi des dizaines de milliers d’autres, ni sur la seule biographie de Mahomet, mettant en exergue des moments fondateurs des mythes islamistes tels que le récit de la «révélation coranique», le «voyage nocturne» (et surtout son instrumentalisation dans le cadre du conflit israélo-palestinien[8]) et le «pacte de Médine» (considéré par les islamistes comme la première constitution de l’Etat islamique). Ils ne comptent pas aussi sur le seul narratif fantasmé à dessein, magnifiant les histoires des trois générations des Salafs. Pour ce faire, leur programme d’«éthique musulmane» insiste d’un côté, sur l’apprentissage du Coran et de son exégèse et, de l’autre côté, sur l’apprentissage des hadiths et de ses explications.
Ce programme, disent-ils, vise à «sensibiliser l’élève à une approche plus intime du Coran» afin de mettre en évidence, définitivement, son supposé «caractère intemporel» qui prétend que les versets coraniques ne sont soumis à aucune péremption ni date d’expiration et qu’ils sont valables partout, tout le temps, jusqu’à la fin des temps. Cela concerne l’ensemble des 6236 versets (6349 en comptant la Basmalah, le premier verset non numéroté de chaque sourate), y compris ceux concernant les règles et sanctions de la charia, le jihad armé, l’esclavage, la condition des femmes, la condition des Juifs et des Chrétiens… Cette intemporalité revendiquée ne se limite pas aux versets coraniques stricto sensu mais couvre aussi les textes de la tradition mahométane, notamment les hadiths. Les Frères d’Amar Lasfar, président de l’association Averroès, tient à le préciser. «Le Coran étant indissociable de la tradition du prophète» rappellent-ils. Tout un programme…
S’agissant du Coran, l’intérêt porte sur la sourate al-Fâtiha («Une sourate qui signe un pacte avec Allah»[9]), le verset du Trône (faisant l’éloge de l’unicité d’Allah vs la trinité chrétienne et interprété, par les fréristes, comme un acte fondateur de la Hakimmiyyah. Ce concept radical et jihadiste développé par Sayyid Qutb[10]), la sourate de Yusuf , Joseph, ou l’allégorie de l’abstinence au nom de la foi qui mène au pouvoir politique suprême, et les 37 dernières sourates du chapitre ‘Amma dont la fameuse sourate Al-Asr, l’Instant : une sourate que les islamistes répètent, tel un leitmotiv, une antienne, un refrain, à la clôture de toutes leurs activités. «Au nom de Dieu, Celui qui fait miséricorde, le Très Miséricordieux. Par le temps, certes, l’Homme est en perdition. A l’exception de ceux qui croient, de ceux qui accomplissent des œuvres de bien, de ceux qui s’encouragent mutuellement à la vérité, de ceux qui s’encouragent mutuellement à la patience, à la persévérance» comme l’a traduit le frère musulman Tariq Ramadan dont la traduction du chapitre ‘Amma et du verset du Trône sont contenus dans un petit livret, édité par les éditions Tawhid en 2003, destiné aux jeunes. Ce livret était en vigueur au sein du collège-lycée Averroès au moment de sa création. L’est-il toujours ? Mon petit doigt répond par l’affirmative.
Quant aux hadiths attribués à Mahomet, le programme du Cycle 3 (Lycée) affiche le visuel d’un autre petit livret, lui aussi paru aux éditions Tawhid, intitulé 40 Hadiths Nawawî. Il contient en réalité 42 hadiths au total. Dès la classe de 2nde, les élèves du lycée Averroès sont appelés à étudier ces hadiths «à travers le commentaire d’al-Wâfî», comme le précisent les rédacteurs qui ajoutent aussi que «ceci permettra à l’élève non seulement d’avoir une synthèse claire de l’islam mais aussi d’approfondir certains aspects fondamentaux de la religion.» Cela a le mérite d’être clair et de ne souffrir d’aucune équivoque. Que dire donc de ce livret ?
Il faut savoir qu’il est traduit de l’arabe et commenté par un certain Mostafa Suhayl Brahami, un islamiste algérien établi à Lausanne en Suisse depuis plus de vingt ans après avoir fui la guerre civile algérienne qu’il a semée avec ses frères. Mostafa Brahami est un poids lourd de la mouvance islamiste algérienne. Lui-même raconte dans un témoignage (à lire ici) qu’il est membre fondateur de la «Jama’a Islamiya» en Algérie, qu’il fut «député du FIS [Front Islamique du Salut] en 1991»[11]. Le même FIS qui a précipité l’Algérie dans la triste Décennie noire, de 1991 à 2002, causant la mort de plus de 150 mille personnes. Il dit avoir été très proche du leader du FIS, Abbassi Madani[12], mort au Qatar en 2019, qui fut chef de l’AIS[13](Armée islamique du salut).
Par ailleurs, afin de vulgariser en français les rudiments de l’orthodoxie frérosalafiste et sa charia – même si Brahami refuse d’assumer tout lien organique avec le mouvement des Frères musulmans – il a traduit et publié plusieurs ouvrages touchant à la fois au culte, à la pratique, à la morale et aux règles du droit islamique. En France, il a pu compter sur le réseau des éditions du centre Tawhid qu’avait fondé en 1990 l’association frériste UJM[14](Union des jeunes musulmans à Lyon). Depuis sa naissance, UJM et son président Yamin Makri ont travaillé main dans la main avec un certain… Tariq Ramadan[15]. Et ce n’est qu’en 2019, après l’éclatement des affaires Ramadan, relatives aux accusations de viol par plusieurs femmes, que l’UJM, le centre Tawhid de Lyon, sa filiale à Saint-Denis, son institut Shâtibi[16], et Yamin Makri[17] ont pris, en apparence, leur distance[18] avec le petit-fils d’Hassan al-Banna.
C’est au sein de ce plasma frérosalafiste que baigne Mostafa Suhayl Brahami qui poursuit son prosélytisme au sein des activités organisées par les cercles fréristes comme ici, ici, iciet ici. Une simple visite de son profil sur Twitter (@MostafaBrahami) suffit pour cerner les questions et les causes qui continuent à l’animer : la promotion de la charia, la haine d’Israël et des Juifs, la haine des homosexuels… Les élèves du lycée Averroès sont appelés à apprendre et approcher les hadiths de Mahomet traduit par cet extrémiste notoire.
Pis, la compréhension des sens de ces hadiths, à en croire le programme d’«éthique musulmane» de cet établissement, se fait «à travers le commentaire d’al-Wâfî». Il s’agit d’un ouvrage arabe coécrit par un binôme syrien : Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû. Il n’est pas nécessaire à ce stade d’alourdir davantage cette note, par l’analyse des parcours et des écrits de ces deux prédicateurs. Toutefois, je mentionnerai que Mustafa al-Bugha est un salafiste traditionaliste connu en Syrie, au Qatar et partout dans le monde arabe de par ses écrits et publications.
Mustafa al-Bugha a défrayé la chronique en 2014 quand sa fille, Iman, a quitté son poste de professeur du droit islamique à l’université Dammam en Arabie Saoudite, pour rejoindre les rangs djihadistes du groupe Etat Islamique à Mossoul en Iraq, en passant par al-Raqqa. Iman Mustafa al-Bugha est devenue la juriste en chef de Daesh, «l’intellectuelle» de l’autoproclamé califat d’Abou Bakr al-Baghdadi, à la tête d’une brigade féminine nommée Al-Khansaa, encourageant son fils, Abu al-Hassan al-Dimashqi, à porter les armes, à faire le jihad armé[19] jusqu’à sa mort à l’âge de 13 ans, seulement.
Dans une étude réalisée par le chercheur Mohammad Abu Rumman[20], de l’Université de Jordanie, portant sur l’analyse des raisons qui auraient poussé Iman Mustafa al-Bughaà rejoindre Daesh, son père est décrit comme étant «connu pour son fanatisme religieux et son fondamentalisme. Ses étudiants notent qu’il tenait à séparer les garçons des filles pendant ses cours.»[21]La radicalisation islamiste et jihadiste de sa fille Imam tiendrait aussi au fait qu’elle ait «grandi dans une famille et un environnement religieusement conservateur, Iman al-Bugha a hérité du zèle religieux de son père et a reçu ses études en sciences islamiques des mains de son père et d’un certain nombre d’autres érudits éminents à Damas…»[22]Ainsi, les élèves du lycée Averroès à Lille-Sud approchent le sens des hadiths de Mahomet à travers ce même canal extrémiste qui a fait ses preuves en Syrie.
Au-delà de ces faits incontestables, que lit-on dans l’ouvrage al-Wâfî, commentaire des 40 hadiths de l’imam An-Nawawi, traduit en français et publié par les Editions Maison d’Ennour[23] qui vulgarise la pensée des Frères musulmans en France et compte parmi ses collaborateurs des frérosalafistes comme Hani Ramadan, Moncef Zenati et Soufiane Meziani[24], entre autres ? Depuis l’introduction, le ton est donné puisque son rédacteur l’éditeur Abderrazak Mahri prend toutes les précautions langagières d’usage chez les islamistes pour soi-disant «contextualiser» le jihad armé et les sanctions pénales issues de la charia islamique. A aucun moment il ne les met en question. A aucun moment il ne les rejette définitivement, clairement, sans équivoque et sans réserve. Simplement, il tente une diversion devenue systématique dans ces milieux : ce n’est pas la charia qui serait criminelle mais ce sont les comportements d’une «minorité de musulmans»[25]qui n’aurait pas compris qu’il faille laisser à «l’autorité musulmane»[26] le soin d’appliquer les règles de cette charia : lapidation, exécution des apostats, tranchement de la main du voleur, flagellation en public des alcooliques... Au sujet du «jihad armé», le traducteur précise que «la déclaration du jihâd appartient aux imams (gouverneurs) des musulmans, et les individus ne sont nullement autorisés à agir «dans ce domaine sans consulter ou demander l’autorisation de l’imam»»[27]. Quel soulagement ! On est vraiment rassuré...
Au demeurant, c’est bien ce cadre référentiel qui sert d’appui aux dirigeants du collège-lycée Averroès, pour apprendre aux élèves les rudiments du récit de la foi mahométane et de la pratique cultuelle qui l’exprime. D’ailleurs, dès la classe de 6ème, les élèves apprennent que «la prière est le pilier le plus important après l’attestation de foi», comme l’écrivent les rédacteurs du programme. Dans un cadre familial, Mahomet ordonne aux parents de frapper leurs enfants s’ils ne font pas la prière à l’âge de dix ans. L’âge moyen d’un élève de 6ème est entre 10 et 11 ans. «Ordonnez la prière à vos enfants lorsqu'ils ont 7 ans et frappez-les pour elle à 10 ans et séparez-les dans les lits»[28], hadith attribué à Mahomet. Certainement, au collège-lycée Averroès, on ne frappe pas les élèves mais tout est fait pour montrer l’importance de la prière, la salât islamique. Et c’est le commentaire d’al-Wâfî qui vient au secours des professeurs d’ «éthique musulmane» pour imposer la prière par la violence, par la terreur.
Le 8ème hadith d’An-Nawawî rapporte que Mahomet a dit : «J’ai reçu l’ordre de combattre les gens jusqu’à ce qu’ils attestent qu’il n’y a de dieu que Dieu et que Muhammad est le Messager de Dieu, puis qu’ils fassent correctement la prière et s’acquittent de la zakât (impôt social purificateur). S’ils ont fait tout cela, ils n’auront à craindre de moi ni pour leurs vies ni pour leurs biens, sauf pour ce qui en revient de droit à l’Islam. Et c’est à Dieu qu’ils auront à rendre des comptes.»[29] Le 14ème hadith du même recueil rapporte que Mahomet a dit : «Il n’est permis de verser légalement le sang d’un musulman que dans trois cas : celui de l’homme marié qui commet l’adultère, celui de l’assassin qui, légalement mérite la mort, et celui de l’homme qui renie sa religion et se sépare de la communauté.»[30] En commentaire, les auteurs d’al-Wâfî écrivent : «Les savants s’accordent à l’unanimité pour dire que le musulman qui ne fait pas la prière tout en reniant son caractère obligatoire cesse d’être musulman et est considéré comme apostat. Il s’ensuit qu’il doit être exécuté conformément à la peine légale prévue pour l’apostasie. D’autre part, les avis divergent quand la personne reconnaît le caractère obligatoire de la prière, mais renonce à la pratiquer par paresse. La majorité déclare que ce non pratiquant doit se repentir.»[31] Quelques lignes avant, al-Wâfî de Mustafa al-Bugha rappelle cet autre hadith attribué à Mahomet : «Tuez celui qui renie sa religion !»[32]La liberté de conscience certainement n’est pas au menu.
En classe de 5ème, les élèves, filles et garçons, âgés de 11 à 12 ans, commencent peut-être à constater des transformations physiologiques et des modifications morphologiques de leurs corps. C’est la puberté, l’âge d’entrée dans l’adolescence. En islam, c’est l’âge aussi où la pratique cultuelle devient obligatoire. On l’a vu pour la prière. C’est aussi l’âge où les enfants sont appelés à jeûner le mois du Ramadan par exemple. Le programme du collège-lycée Averroès prévoit des séquences à ce sujet. Mais que dit al-Wâfî de celui ou de celle qui ne jeûne pas le mois du Ramadan ? En commentaire du 22ème hadith attribué à Mahomet décrivant «la voie du paradis»[33], ses auteurs syriens rappellent «la règle concernant celui qui renonce à jeûner», je cite : «Il y a unanimité à déclarer impie et apostat toute personne qui renonce au jeûne du Ramadan parce qu’elle en nie le caractère obligatoire confirmé par des arguments établis. Quant à celui qui y renonce par négligence et sans motif légal plausible, il est considéré comme dévergondé (fasîq) par l’unanimité des musulmans. Et il est possible d’avoir des doutes quant à la sincérité de son islam et de le soupçonner d’athéisme et d’apostasie. Il se peut aussi que sa négligence le conduise à l’impiété.»[34] (sic).
En citant ces exemples tirés du référentiel éducatif de cet établissement islamiste scolaire privé, sous contrat d’association avec l’Etat français, on ne peut être que scandalisé face à un contenu révoltant qui viole la liberté de conscience, la mère des libertés qui, rappelons-le, est un principe fondamental reconnu par les lois de la République[35] et rattachée à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi.»[36] Comment l’Etat garantit-il le respect de ce principe auprès des élèves de cet établissement quand ses dirigeants affichent un référentiel traditionaliste qui impose la pratique cultuelle à coup de hadiths, de menaces et d’excommunication ? Le jeune élève n’a pas le droit de choisir de pratiquer ou de ne pas pratiquer. Il est réduit à un sujet contraint de consentir à une pratique cultuelle imposée et non proposée. Le jeune élève, soumis au contrôle social d’une communauté islamique organisée est ainsi entraîné malgré lui, et sans exagération, sans caricature, dans un dilemme : prier ou mourir.
Le livre d’al-Wâfî ne s’intéresse pas uniquement aux actes cultuels. Loin s’en faut. Il prône clairement une vision islamiste globale, intégrale et intégriste du monde et de la société. Il formule des avis religieux islamique sur tout. Des avis qui sont plutôt des consignes. Des instructions. Des avertissements. Des lois. Des diktats. Tout y passe : le dogme radical de «l’alliance et le désaveu», Al-Walaa' wal-Baraa' ; la loi d’Allah ; la création ; la science ; la femme ; l’avortement ; les soins médicaux ; le jihad armé ; la hisbah, ce devoir «d’ordonner le bien et d’interdire le mal» ; les sanctions pénales… Si les 42 hadiths de Mahomet tiennent en 42 pages au maximum, parmi lesquels on trouve des aberrations et des monstruosités insoutenables, plus de 350 pages de commentaires, traduits des Syriens Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, étoffent le contenu idéologique servi à des élèves sans recul et sans bagage intellectuel qui permettent le discernement et la distanciation critique. L’endoctrinement juvénile précoce au collège-lycée Averroès passe crème comme une lettre à la poste. Des familles et l’Etat payent pour ça. C’est un comble !
A titre d’exemples, ci-après un florilège non exhaustif illustrant mon propos. En effet, en commentant le 36ème hadith d’An-Nawawi, les auteurs syriens ont fait un focus sur un pilier fondamental de l’idéologie islamiste et séparatiste : le dogme radical de «l’alliance et du désaveu», Al-Walaa' wal-Baraa' en arabe. Ils disent : «L'alliance se fonde sur la foi et les œuvres et non sur le sang et la lignée : les gens avaient pour habitude de se prêter assistance mutuelle et de se soutenir suivant l'ethnie et la parenté généalogique. Lorsque vint l'islam, il coupa tous les liens entre les hommes, hormis celui de la foi, et annula toute alliance ne prenant pas source dans la religion et les œuvres, et tout soutient sauf celui de la foi et des principes»[37]. Ils rajoutent : «Le musulman n’accepte aucune alliance en dehors de celle de Dieu, de Son Envoyé et des croyants. Il renonce à toute autre alliance qui ne l’élève pas à ce niveau, et coupe tout lien avec la mécréance et les partisans de la perversité.»[38] On peut craindre que l’islamité ait déjà dominé la francité dans l’esprit de ces collégiens et lycéens. Qu’y reste-t-il de la Fraternité, ce troisième terme, ce troisième principe de la devise de la République française ? Si demain elles et ils s’engagent dans les Armées françaises, on peut douter de leur loyauté envers la France si un conflit l’oppose à un pays musulman…
Alors que l’embryogenèse et l’organogenèse sont censées être enseignées en cours de Sciences et Vie de la Terre, au sein de cet établissement, voilà qu’al-Wâfî et ses commentaires viennent troubler le savoir empirique par le 4ème hadith d’An-Nawawi qui concerne «les phases de la conception de l’homme et les derniers moments de sa vie»[39]. On attribue à Mahomet d’avoir dit : «La conception de chacun de vous dans le sein maternel se fait en quarante jours sous la forme d’une semence, puis sous celle d’un plasma sanguin pour une même période [40 jours, ndlr], puis sous celle d’un morceau de chair pour une période semblable [40 jours, ndlr]. Enfin [au bout de 120 jours, ndlr] un ange lui est envoyé ; il lui insuffle l’esprit vital…»[40]
Sous le paragraphe 3, «l’interdiction de l’avortement»[41], les commentateurs syriens rappellent que «tous les savants sont d’accord pour déclarer que l’avortement est interdit une fois que l’esprit vital a été insufflé dans l’embryon, car c’est un crime perpétré contre un être vivant dont la création est achevée. Le prix du sang (diyya) est exigé lorsque l’embryon avorté meurt à sa sortie du sein maternel, et une amende moins importante, s’il meurt avant.»[42] On ignore si les élèves du collège-lycée Averroès sont au fait de la loi Simone Veil du 17 janvier 1975, relative à l’IVG (Interruption volontaire de grossesse). Sont-ils au courant de l’histoire de Marie-Claire Chevalier, cette lycéenne de 17 ans qui fut poursuivie devant les tribunaux de la République pour avoir avorté à la suite d’un viol en 1972 ? Défendue par l’avocate Gisèle Halimi, elle a été acquittée par le Tribunal de Bobigny. Peut-on espérer qu’un jour les élèves de cet établissement puissent étudier, lors de la séance d’«éthique musulmane», le célèbre «Manifeste des 343 salopes»[43], paru dans le Nouvel Obs en 1971 ? Il faut tout de même raison garder…
On constate ici qu’il n’est point question d’apprendre aux élèves les règles d’éthique et du bon comportement. On leur apprend les lois de Mahomet et non les lois de la République. Car le but ultime des Frères musulmans, qui dirigent cet établissement depuis sa création en 2003, est de faire triompher la Loi d’Allah sur la Loi des hommes en France et ailleurs. Cela passe par la prédication, par la sélection, par la formation, par l’endoctrinement de leur relève parmi les jeunes. L’élève scolarisé chez eux aura mille et une occasions d’entendre ce que martèlent et débitent les commentateurs syriens du livre al-Wâfî, s’agissant d’une prétendue «ingéniosité de la législation islamique»[44] qui décrit l’islam comme «un modèle de vie complet et cohérent. Il contient les principes de la croyance pure, des pratiques cultuelles claires, des vertus morales nobles, une législation sublime, garantissant à chacun ses droits, et protégeant la vie, les biens, et l'honneur de chaque individu.»[45]
Cet élève, à travers al-Wâfî, apprend que «le Coran est la constitution du musulman»[46]et qu’il «doit donc le réciter, le comprendre et pratiquer ses recommandations.»[47] Il apprend aussi le 41ème hadith d’An-Nawawî intitulé : «Se conformer à la Loi de Dieu est le pilier de la foi»[48]. Son «professeur» lui explique pourquoi il faut «prendre pour juge la Loi de Dieu et accepter Son jugement»[49] et non La loi des Hommes. Les commentateurs d’al-Wâfî explicitent on ne peut plus clairement leur propos dans ce paragraphe : «L'une des exigences de la foi consiste à ce que le musulman se réfère à la Loi de Dieu et à rien d'autre, que ce soit en cas de litiges ou encore pour régler quelque affaire que ce soit. Il doit également être satisfait des jugements de Dieu soulignés par le Coran ou par la Sunna ou tirant leur authenticité du Coran et de la Sunna, par le biais de la déduction et de l'interprétation. Il doit enfin en être satisfait et y être soumis, que ce soit en sa faveur ou à son détriment, en accord ou en désaccord avec ses désirs.»[50] Comment, après cela, peut-on s’étonner naïvement que «57% des jeunes musulmans considèrent que la charia est plus importante que la loi de la République»[51]? Une chose est certaine, les outils, le discours et les supports de l’endoctrinement au sein du collège-lycée Averroès sont semblables à ceux que l’on peut identifier dans d’autres établissements privés, sous-contrat d’association avec l’Etat ou hors contrat, qu’ils soient gérés par des Frères musulmans ou par des wahhabites ou par leurs relais partout dans l’Hexagone. Le bourrage pro-charia des cranes se poursuit dans des mosquées, des clubs de sports, des halls d’immeubles et sur TikTok et d’autres réseaux dits «sociaux».
Par ailleurs, on ignore si al-Wâfî est exposé, en accès libre, au CDI du collège-lycée Averroès, ou si l’accès est réservé uniquement au «professeur d’éthique musulmane», même si l’on peut s’en procurer pour 15 euros dans toutes les librairies islamistes de France et de Navarre. A travers al-Wâfî les élèves apprennent qu’il faut couper la main du voleur mais «ne pas trancher [sa] main si c’est le besoin ou la pauvreté qui le conduit au vol.»[52] Ils apprennent qu’il faut «interdire la vente du raisin à celui dont on sait qu’il va le transformer en vin, même s’il en donne le meilleur prix»[53] et «interdire la production et la commercialisation des boissons alcoolisées malgré le bénéfice qu’elles apportent et l’intérêt économique qui y réside.»[54] Ils apprennent que «le châtiment de celui qui se sépare du groupe [de la communauté] des musulmans et cause la division et la discorde»[55] est «la peine de mort en ce monde et le châtiment du Feu dans la vie dernière.»[56] Ils apprennent que «les savants musulmans s’accordent à l’unanimité pour dire que quiconque tue un musulman intentionnellement mérite la mort.»[57] Peu importe que cette règle barbare met en évidence l’islamité de la victime comme facteur déterminant la sentence. Peu importe si elle s’adressait à des bédouins arabes organisés jadis en tribus au VIIème siècle et qui n’étaient pas au courant que des humanistes du XXème siècle allaient abolir la peine capitale comme ce fut le cas en France un 9 octobre 1981. Décidément, Mahomet n’a jamais été Badinter...
Quant aux filles scolarisées chez les Frères musulmans du collège-lycée Averroès, elles apprennent à travers al-Wâfî que «la femme malade ne se fait pas ausculter par un homme quand une femme peut le faire.»[58] Elles apprennent que «la femme dont le mari ou le tuteur subvient à ses besoins n’est pas dans un état de nécessité tel qui l’autoriserait à se mêler à des hommes ou à s’isoler avec eux dans un lieu de travail.»[59] Elles apprennent que «la femme qui est dans l’obligation de subvenir à ses propres besoins et à ceux de sa famille et qui trouve un travail où il n’y a aucun risque de mixité, n’est pas autorisée à en occuper un autre où subsiste cette contrainte. Elle doit veiller à s’éloigner de ce qui pourrait conduire à tout acte délictueux.»[60] Elles apprennent qu’au nom de la loi de Mahomet, il faut «interdire à la femme de travailler quand bien même elle en tirerait un profit, si son travail l’amène à se mêler aux hommes ou à s’isoler avec eux. Cette interdiction vise à écarter le préjudice du libertinage et de la chute dans le vice. Il en est de même pour les hommes, c’est-à-dire qu’il leur est interdit de travailler dans des lieux où il y a mixité.»[61]Au moins, dirait-on, les islamistes respectent l’Egalité femmes-hommes pour interdire la mixité. Blague à part, ce que prépare le programme d’«éthique musulmane» du collège-lycée Averroès, c’est un mixte entre l’Iran des mollahs et l’Afghanistan des Talibans. Ils visent à islamiser la modernité occidentale et à remettre leur récit islamiste de la foi musulmane au milieu du village car, selon leur référence pédagogique, al-Wâfî, une «société sans foi est une société égoïste et exécrable.»[62]
Ces filles, sous pression, perçues par les islamistes comme des objets sexuels, comme source de tentation, sont appelées à travers la séance d’«éthique musulmane» et à travers al-Wâfî à observer la pudeur et à se conformer aux règles de la charia concernant la façon de parler, de se vêtir, de marcher, bref, de vivre. Ce passage d’al-Wâfî suffit pour comprendre comment opère le contrôle islamiste des corps des femmes. Les commentateurs syriens qui guident le collège-lycée Averroès écrivent : «La fille droite éprouve, par nature, de la pudeur lorsqu'elle rencontre des hommes et qu'elle leur parle. Sa pureté et sa rectitude l'empêchent de se décontenancer à tel point de susciter la convoitise, de séduire et d'exciter. Elle parle en toute clarté et dit juste ce qu'il faut, sans plus. Quant à la femme du passé qui, d'après le portrait qu'on a fait d'elle, ce caractérisait par une certaine attitude dévergondée, et à la femme de notre époque qui imite le comportement des hommes, se dévoile en montrant les parties qu'elle devrait dissimuler, se mêle aux étrangers sans raison valable, ce genre de femmes n'a pas été éduqué selon les enseignements du Coran et de l'Islam. Elles ont substitué à la pudeur et à l'obéissance à Dieu l'impudence, la désobéissance et le dévergondage, et appliquent le plan des ennemis de Dieu qui veulent leur destruction et leur perdition en ce monde et dans l'autre.»[63]
Ces élèves, filles et garçons, à qui les Frères musulmans inculquent l’idéologie frérosalafiste, son discours et ses codes, sont appelés à être aussi des acteurs de l’islamisation en marche. Le 34ème hadith d’An-Nawawî rapporte que Mahomet a dit : «Celui qui d'entre vous aperçoit une chose répréhensible, qu'il la redresse de la main ; s'il ne le peut, [qu'il le fasse] de sa langue ; s'il ne le peut, [qu'il le fasse] de son cœur, cette dernière attitude constituant le degré le plus faible de la foi.»[64] En citant ce hadith, les commentateurs profitent de l’occasion pour rappeler deux notions capitales et dangereuses de la charia, deux types de devoirs islamiques qui incombent à tout musulman : «le devoir à titre collectif (fard kifâya)»[65] et «le devoir à titre individuel (fard ‘ayn)»[66]. Le premier est expliqué par les auteurs en ces termes : «Si un certain nombre de musulmans ont pris connaissance d'un mal, le devoir de le réprouver et de le redresser incombe à tous les musulmans. Si une partie des musulmans, voire un seul musulman, le réprouve et le redresse, il ne sera pas fait grief à tous ceux qui avaient été en mesure de le réprouver et de le redresser, mais qui ne l'ont pas fait.»[67] Le second est explicité en ces termes : «Si une seule personne à connaissance d'un mal et est en mesure de le réprouver et de le redresser, elle aura l'obligation de le faire. De même, si le mal est connu par un groupe de personnes dont une seule est en mesure de le réprouver et de le redresser, cette dernière aura l'obligation de le faire. Si elle ne le fait pas il lui en sera fait grief. La preuve en est le présent hadith.»[68]
Ces deux notions sont abordées aussi, avec quelques exemples concrets, en commentaire du 9ème hadith[69]. Elles alimentent le concept de la hisbah incarnée, entre autres, par «la police des mœurs» sous des régimes islamistes autocratiques comme en Iran. C’est cette police criminelle qui a tué l’étudiante iranienne Mahsa Amini, âgée de 22 ans pour port du voile non conforme à l’orthodoxie des mollahs. Sous la pression des manifestants, ces derniers ont annoncé la suppression de cette milice[70].
Les élèves apprennent qu’il faut réprouver le mal par tous les moyens, d’ordonner le bien, par tous les moyens aussi, y compris par la main, c’est-à-dire par l’action, y compris par l’action violente, c’est-à-dire par le jihad armé, considéré comme étant le point culminant de la foi. En effet, le 29ème hadith d’An-Nawawî rapporte un échange entre Mahomet et son compagnon Mu‘âdh ibn Jabal. Mahomet lui aurait dit : «[…]«Ne t'informerai-je pas de la partie principale de cette affaire [cette religion, ndlr], de sa colonne, et de son sommet ?» Je répondis : «Certes, ô Envoyé de Dieu.» - [Et Mahomet de dire] : «La partie principale de cette affaire, c'est la soumission à Dieu (c'est l'islam), sa colonne c'est la prière, et l'extrémité de son sommet, [c’est] le combat sur la voie de Dieu.»[…]» Dans al-Wâfî, page 247, les traducteurs ont traduit seulement les deux paragraphes relatifs à «la partie principale de cette affaire, c’est l’islam» et à «la colonne c’est la prière». Quant au paragraphe concernant «l’extrémité de son sommet [est] le combat sur la voie de Dieu», il est passé curieusement à la trappe.
En consultant la version arabe originale d’al-Wâfî, on trouve ce passage omis volontairement de la version française que je traduis ci-après. Les commentateurs syriens expliquent le statut particulier du jihad armé et disent que «la chose la plus haute et la plus élevée en islam est le jihad. Parce qu'il élève la parole de Dieu et permet à l'islam de dominer et de prévaloir ainsi sur toutes les autres religions. Seul le jihad a cette prérogative comparée aux autres actes cultuels. De nombreux hadiths ont été rapportés du Messager de Dieu indiquant que le jihad est la meilleure des actions après les actes d’adoration obligatoires parmi lesquels ce qui a été rapporté par Al-Bukhari et Muslim selon Abu Dhar, que Dieu soit satisfait de lui, qui a dit : «J'ai dit : Ô Messager de Dieu, quelle action est la meilleure ?» - Il a dit : « Foi en Dieu, puis jihad dans la voie de Dieu.[…]»[71].
Les élèves du collège-lycée Averroès apprennent aussi le 17ème hadith d’An-Nawawî qui dit : «Dieu a prescrit l’excellence en toute chose. Aussi, quand vous vous apprêtez à tuer, faites-le comme il faut (c’est-à-dire sans cruauté) ; quand vous immolez (une bête), faites de même. Affûtez bien votre lame et traitez l’animal avec ménagement.»[72] Les commentateurs syriens précisent que : «Donner la mort est autorisé lors du jihad légal, ou lors de l’application de la loi du talion et des peines légales prévues par Dieu. Par ailleurs, le Messager de Dieu a interdit la mutilation, que ce soit avant ou après la mise à mort…»[73] Voici un aperçu incomplet du contenu de l’«éthique musulmane» relatif aux hadiths de Mahomet, que les élèves de cet établissement apprennent, en partie, grâce à l’argent du Qatar, aux contributions des familles et aux subventions départementale, régionale et nationale légitimées par leur contrat d’association avec l’Etat français, signé depuis presque 15 ans, en 2008.
Toujours est-il que seuls les hadiths et les commentaires d’al-Wâfî n’assoient pas forcément cette «relation privilégiée» avec Mahomet – décrit superlativement, au passage, comme «la meilleure créature de Dieu» – que les dirigeants frérosalafistes cherchent à installer «pour qu’il soit le bien-aimé et le modèle à suivre», disent-ils. Pour établir cette relation mythique, affective, sentimentale, il faut raconter une histoire sublimée à dessein. Une romance idyllique magnifiée qui inhibe la raison. Leur choix se porte, non sans intérêt, sur La vie de Muhammad écrit par le peintre orientaliste Etienne Dinet (1861-1929) à la demande du ministère français des Armées de l’époque, «en hommage aux musulmans morts pour la France pendant la [grande] guerre»[74]. Paru en 1918, il y a plus d’un siècle, il est réédité par les Editions Maison d’Ennour précitée et préfacé, aussi, par Abderrazak Mahri qui y relève quelques erreurs et imprécisions, de son point de vue...
Il s’agit d’un récit des plus classiques, des plus salafistes et des plus violents aussi, qui prend pour argent comptant tout ce que son ami-conseiller l’Algérien Sliman ben Ibrahim[75] (1870-1953) lui aurait raconté à Bou Saâda, entre deux peintures de nues. On dirait vraiment un mixte entre des brèves de comptoir et des bribes de la Sirat de Sayf ibn Dhi Yazan[76]. En 1913, cinq ans avant la publication de cette biographie, Etienne Dinet s’est converti à l’islam et s’est prénommé Nasreddine Dinet. Nasreddine veut dire «victoire de la religion [musulmane]»[77].
Racontant la razzia de Mohamet contre les Juifs de Khaybar en 628, Etienne Dinet décrit dans le passage suivant le combat entre un juif et le gendre de Mahomet : «Marhab devint pourpre de rage, et se précipita sur ‘Alî le sabre haut. Sous son choc formidable, l'air raisonna longuement et l'on eût pu croire que le champion de l'Islam venait d'être anéanti. Mais la lame du terrible Juif n'avait rencontré que le bouclier, dans lequel elle s'était enfoncée profondément et se trouvait retenue. Sans laisser à son adversaire le temps de la dégager, et lui abandonnant son bouclier devenu inutile et gênant, ‘Alî riposta par un coup de taille prodigieux qui fendit le casque, le turban et le crâne de son ennemi, dispersant sa cervelle en tous sens, et ne s'arrêtant que sur la barrière des dents…»[78]D’autres passages ogresques, barbares, gothiques, peuvent heurter la sensibilité des élèves mineurs. Comme les vidéos de propagande de Daesh, filmant des décapitations, ces passages banalisent le sang qui coule, le crâne qui fond, le sabre furieux qui vise le jarret comme on peut les lire à la page 326 et 327. L’élève de 1ère du lycée Averroès, âgé de 15 à16 ans, apprécie dans ces passages à quel degré l’islam mahométan est vraiment une «religion de paix et d’amour».
Au fil des pages, on sent qu’Etienne Dinet, alias Nasreddine, aurait eu une dent contre les israélites qu’il a dépeints par des expressions hargneuses, frisant par endroit, l’antisémitisme primaire et décomplexé. Ici, sous le paragraphe «l’hostilité des Juifs et des Hypocrites», il analyse l’impact du changement de la Qibla, la direction de la prière vers la Mecque, sur les Juifs : «Lorsque sur l'ordre de Dieu la Qibla fut changée et dirigée vers la Ka‘ba, ils furent profondément mortifiés. En outre, ils n'avaient pas tardé à sentir combien la venue de Muhammad à Médine était préjudiciable à leur intérêt : grâce à lui, la fraternité s'était établie entre les parties arabes, dont les dissensions leurs étaient auparavant si profitables. Enfin, ce Prophète annoncé par leurs Ecritures, ce Prophète sur lequel ils fondaient tant d'espoir était né ; ils le voyaient parmi eux, mais il n'était pas de leur race ; il était de celle d'Ismâ‘îl, et il apportait avec lui la pure lumière de l'Islam qu'ils s'efforcèrent d'éteindre par tous les moyens en leur pouvoir. Mais n’osant compter sur leurs propres forces, ils cherchaient à réveiller les discordes parmi les Arabes de la cité…»[79]
Ailleurs, il consacra presque 20 pages aux expéditions et razzias que Mahomet a conduites pour chasser les Juifs des terres de leurs ancêtres en Arabie : contre les Juifs de Beni Qaynuqâ’ en 624, contre les Juifs de Beni Nadhîr en 625, contre les Juifs de Beni Quraydha en 627 et contre les Juifs de Khaybar en 628. Etienne Dinet justifia les atrocités de Mahomet à leur égard en ces termes : «ceux-ci, nous l’avons vu plus haut, ne pouvaient admettre que le Prophète attendu fût d’une race étrangère à la leur, ni lui pardonner d’avoir, par la fraternité religieuse, mis fin aux discordes séculaires des médinois, dont ils tiraient jadis tant de profits…» et de rajouter : «chaque succès des armées musulmanes provoquait-il chez les Juifs un redoublement de jalousie, et leur perfidie allait-elle dégénérer en une hostilité déclarée, qui devait nécessiter une longue série d’expéditions.»[80] En commentaire de la razzia contre les Juifs de Beni Quraydha, Nasreddine Dinet écrit : «sept cents Juifs payèrent de leur vie leur inexcusable trahison»[81].
Un peu plus loin, il raconta l’histoire de «la brebis empoisonnée»[82] qui aurait été servie, par vengeance, à Mahomet et à ses compagnons par une Juive, Zaynab fille d’al-Hârith, que Mahomet aurait tué son père, son oncle, son mari et une partie de son peuple. Zaynab aurait été crucifiée en application de la charia car l’un des compagnons de Mahomet, prénommé Bishr, avait trouvé la mort à cause du poison. Le peintre converti soutient aussi que les traces de cette intoxication avaient précipité la mort de Mahomet, trois ans plus tard… Que retiennent les élèves du lycée Averroès, au sujet des Juifs, en lisant cette biographie très engagée d’Etienne Nasreddine Dinet ? Le Juif est-il associé dans leurs esprits à tous ces clichés antisémites qui traversent l’histoire et la géographie sans prendre une ride, «la perfidie», «la discorde», «la trahison», «le profit», «la mort du prophète» ? Mais quel triste héritage !
De là à supposer qu’Etienne Dinet aurait été antisémite, il y a un pas que je ne franchirai pas. Toutefois, dans la page Arts et lettres du quotidien algérien El-Watan, l’écrivain et dramaturge Mohamed Kacimi[83] a publié en mai 2018 un article intitulé «Trompe-l’œil historique»[84] on apprend qu’Etienne Dinet «a été pris un jour à partie par des juifs de la ville. Slimane [ben Ibrahim] aurait volé à son secours et prit plusieurs coups de couteau. Entre les deux hommes naît aussitôt une amitié scellée à vie.» Non sans une once d’ironie, Kacimi rajoute «le tableau du valeureux arabe qui sauve le gentil chrétien des méchants juifs est touchant» et rappelle que cela serait arrivé «d’autant que l’histoire se passe en 1893, année de la condamnation de Dreyfus en France et période où l’Algérie coloniale traverse une grave crise antisémite parmi les Européens, qui verra l’élection, en 1898, d’Edouard Drumont, auteur de La France juive, comme député d’Alger.»
Ceci expliquerait-il cela ? Je ne sais pas. Une chose est certaine : la direction du collège-lycée Averroès n’a pas choisi cette biographie, en particulier, par hasard. Ce choix lui garantit de faire d’une pierre deux coups : montrer une certaine ouverture, sur une littérature orientaliste, écrite par un peintre français, taqiyya oblige, et, en même temps, servir aux élèves un récit fanatique qui reprend tous les standards classiques de l’islam politique. Quand un Etienne Dinet peut servir à moindre frais et pour une meilleure influence le discours des Frères musulmans, pourquoi s’encombrer l’esprit et s’attirer les critiques en adoptant des biographies connotées idéologiquement, comme celles écrites par les islamistes Tariq Ramadan ou Noureddine Aoussat, entre autres ? Il ne faut jamais sous-estimer la duperie des Frères d’Amar Lasfar. Jamais.
Ainsi, à l’image et en complément des 40 Hadiths d’An-Nawawî, commentés à travers al-Wâfî, la biographie d’Etienne Nasreddine Dinet, La vie de Muhammad, s’inscrit-elle aussi dans le programme du Cycle 3, visant à étudier «trois œuvres clés» (sic), trois «œuvres maitresses dans la tradition islamique» (sic), sélectionnées par la direction d’Averroès, «pour une compréhension profonde et globale de l’islam» (sic) et pour «aborder la religion sous un angle plus intellectuel» (sic). La troisième «œuvre», quant à elle, s’intitule : L’alchimie du bonheur, connaissance de soi et connaissance de Dieu[85]. Son auteur, Abou Hamid al-Ghazâlî (1058-1111), annonce la couleur de son engagement sur la voie d’un islam intolérant, conquérant et dominateur : «[…] Et je témoigne qu'il n'y a de divinité que Dieu, Seul sans associé, et je témoigne que Muhammad est Son serviteur et Son messager. Dieu l'envoya pour briser les reins des pervers et des transgresseurs, pour priver d'appui les négateurs et les hérétiques, dominer ceux qui veulent répandre le doute et le paganisme, pour faire triompher ceux qui suivent la voie de la Vérité (al-haqq) et de la vertu parfaite (al-ihsân).» Tout un programme…
La suite de cet ouvrage bilingue, que j’ai lu d’abord en arabe, est une succession de conseils, de métaphores, d’allégories et d’exhortations moralistes, teintées d’un dogmatisme malheureux, invitant le musulman à la connaissance de soi pour connaitre Allah, osant des raccourcis hasardeux, des parallèles absurdes, des contradictions manifestes et des équations fantaisistes. Il parle un peu plus du cœur, de l’âme et de l’esprit, dans un mélange indigeste, et un peu moins du bonheur, citant des textes tirés par les cheveux. Décidément, n’est pas alchimiste du bonheur celui qui prétend l’être. Son traducteur, Tayeb Chouiref, que j’ai croisé dans les rouages de l’UOIF quand j’y étais moi-même avant 2006, se présente comme un soufi, comme un mystique fan d’Al-Ghâzali, mais il est d’abord le produit et le compagnon de route des Frères musulmans en France. Comment peut-on être mystique et, en même temps, frère musulman ou influencé par leur idéologie ? Pour certains, cela n’est pas possible. Et pourtant…
La vision intégrale et intégriste de l’islam des Frères musulmans englobe aussi une branche mystique. Il faut revenir à la définition même qu’avait donnée, dans les années 30, Hassan al-Banna à sa confrérie pour s’en rendre compte. «La confrérie des Frères Musulmans est un appel salafiste, une vérité soufie, une organisation politique, un groupe sportif, une ligue scientifique et culturelle, une entreprise économique et une idée sociale et sociétale»[86], avait-il écrit dans ses Epitres. C’est exactement ce que dit l’imam frériste de Bordeaux, Tareq Oubrou, presque un siècle plus tard, au Point : «Moi [Tareq Oubrou, ndlr] qui étais séduit par le soufisme, j’ai été fasciné par la figure d’Hassan el-Banna, le fondateur des Frères, un mystique engagé dans le monde et qui portait [une] cravate.»[87] Oui, on peut être, en même temps, frériste engagé, portant un costume italien trois pièces, et soufi. Il n’y a aucune incompatibilité entre les deux.
Tayeb Chouiref tourne toujours comme un derviche engagé, à vitesse constante, dans l’orbite des Frères musulmans en France et en Europe. En 2011, il fut invité par une association frérosalafiste à Villiers-le-Bel[88] et partagea l’affiche avec Hani Ramadan. En 2015, il a donné une conférence au sein de la mosquée ACMR de Reismes, gérée par les islamistes Iquioussen[89]. Toujours en 2015, à quelques mois de l’attentat de Charlie Hebdo, il a partagé l’affiche de la Rencontre annuelle des Frères musulmans du «Havre de savoir» qui avait pour thème «J’aime mon Prophète»[90]. En 2016, il a coanimé à Villeneuve d’Ascq une «rencontre littéraire autour de l’islam»[91] à côté de deux frérosalafistes notoires : Tariq Ramadan et son poulain Soufiane Meziani qui veut «en finir avec la démocratie française»[92] et qui était «professeur d’éthique musulmane» au lycée Averroès. On note qu’il était présent à la RAMF des Frères musulmans en France au Bourget, en tant que conférencier[93], en 2017 et puis en 2018. En 2020, il a donné une visio-conférence sous le canal WebTV de «Musulmans de France», ex-UOIF[94]. Ses nombreuses conférences données aux réseaux LMB[95]-[96] des Frères musulmans en Belgique sont accessibles ici[97].
Ses écrits ont à mon sens deux particularités. La première, c’est qu’ils sont lénifiants, tout comme ses conférences, et se limitent à introduire, en français, des aspects de l’héritage scripturaire sunnite orthodoxe sans oser les critiquer. Il reprend à son compte les maximes majoritaires dans les écoles de jurisprudence islamique sans prendre le moindre risque de les questionner. Prudent, il n’aborde pas de front les questions brûlantes que pose la confrontation entre la modernité occidentale et la charia islamiste bédouine. Que pense-t-il, par exemple, des versets antisémites et des hadiths qui appellent à faire couler le sang des apostats, entre autres textes misogynes, homophobes, liberticides, d’un autre âge, comme ceux que l’on a vus en lisant al-Wâfî ? Quand il parle de l’examen de l’authenticité des hadiths de Mahomet, par exemple, il établit une opposition simpliste et binaire entre «la tradition savante musulmane»[98], d’un côté, et «les chercheurs occidentaux»[99] de l’autre. Cela lui permet d’ignorer délibérément et de passer sous silence les nombreux travaux des penseurs musulmans iconoclastes qui rejettent les hadiths ainsi que ceux qui opèrent un réel aggiornamento des sources islamiques : Coran et Sunna confondus.
La deuxième particularité, c’est que ses écrits, teintés d’un mysticisme frérocompatible, restent cantonnés à la sphère de la spiritualité et des rappels éthiques. La confrérie a aussi besoin de toucher la fibre sensible des fidèles notamment au moment des collectes d’argent. Elle a besoin de convaincre ses cibles, ses élèves et ses primo-arrivants qu’elle sait aussi parler de spiritualité et pas simplement de politique nationale et internationale et des Juifs… Les Frères musulmans lui offrent un accès royal, un créneau disponible, pour introduire al-Ghazâlî et sa pensée au sein même d’un collège-lycée qui porte le nom d’Averroès[100] ! Ils ont osé. Ils l’ont fait. Averroès pourrait retourner dans sa tombe autant de fois. Eternellement. Bienvenu chez les fous d’Allah qui pervertissent les symboles pour tromper, pour duper. Car al-Ghazali n’est pas Averroès. Car Averroès n’est pas al-Ghazâlî. Entre les deux, il y a tout un monde...
En effet, en 1095, al-Ghâzali a excommunié des savants et philosophes musulmans et légitimé par des textes et des fatwas leur torture et leur mise à mort. Il a jugé leurs savoirs rationnels telle l’expression de l’égarement causé par Satan. A ces yeux, ces philosophes étaient apostats et hérétiques. Et l’on sait pertinemment, selon al-Wâfî, le châtiment de l’apostasie. Dans son livre Incohérence des philosophes (تهافت الفلاسفة), al-Ghazâlî s’en est pris plus particulièrement à l’œuvre philosophique d’Al Fârâbî (872-950) et d’Avicenne (980-1037). Une attaque salafiste en règle dont l’effet catastrophique s’avère, par la suite et jusqu’à nos jours, encore plus profond, plus durable et plus difficile à contrer aussi. Le philosophe andalou Averroès (1126-1198), Ibn Rochd en arabe, avait tenté de réhabiliter la philosophie et la science en s’attaquant méthodiquement à l’ouvrage d’al-Ghazâlî. Mais le mal était déjà fait. Le livre d’Averroès Incohérence de l’Incohérence (تهافت التهافت) – qui, sans surprise, ne fait pas partie des livres recommandés par l’équipe pédagogique d’un établissement usurpant son nom – ne pouvait pas arrêter la chute vertigineuse vers les abîmes de l’enfer. A son tour, Averroès fut excommunié et ses livres brûlés, par les élèves d’al-Ghazâlî et les transmetteurs de son œuvre aux générations futures, jusqu’aux wahhabites et Frères musulmans.
En guise de conclusion, je dirais que le programme «éthique musulmane» du collège-lycée Averroès, destiné à des élèves âgés de 10 à 18 ans, ne diffère guère des programmes destinés à la jeunesse, en arabe comme en français, mis en place par des mouvements islamistes, issus du groupe Frères musulmans que j’ai côtoyé de très près, au Maroc et puis en France, durant quinze années de ma vie. Si on essaye de comparer ce programme aux autres programmes pédagogiques officiels d’éducation religieuse (islamique) que propose, par exemple, un ministère de l’éducation nationale d’un pays comme le Maroc, que je connais, on est rapidement déchanté.
En somme, en lisant très attentivement les 10 pages synthétisant ses objectifs, ses items et ses séquences pour les trois cycles définis, j’en conclus que l’équipe dirigeante de ce lycée utilise ce créneau, en particulier, pour inculquer aux élèves les standards idéologiques de la mouvance des Frères musulmans et non pas pour les inviter à découvrir, dans le doute, voire à interroger librement le récit de la foi musulmane. Il s’agit, ni plus ni moins, d’un programme à sens unique d’endoctrinement qui ancre des dogmes dans l’esprit des jeunes élèves, qui dicte des certitudes présentées comme étant divines, intemporelles et immuables, qui installe des garde-fous, pour agir sur le plan psychologique, afin de protéger, vaille que vaille, les fondements du récit frérosalafiste en recourant sans ambages à des textes (notamment à des hadiths attribués à Mahomet) contraignants et terrifiants. Ce programme utilise quelques symboles, quelques personnalités historiques, pour servir la vision d’un islam globalisant, total et intégral, conformément à la vision théologico-politique des Frères musulmans.
Notes bibliographiques :
[1] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2015/02/21/97001-20150221FILWWW00064-le-rectorat-recadre-le-lycee-musulman-averroes.php[2] Ibid.[3] Ibid.[4] Ibid.[5] https://www.rfi.fr/fr/emission/20191208-ouardi-hela-califes-maudits-ombre-sabres-califat-guerres-apostasie[6] https://www.amazon.com/Scholar-Tyrant-Shaykh-Yusuf-al-Qaradawi/dp/B0021IRX22[7] https://www.hominides.com/html/theories/jean_paul_evolution.php[8] Lire ici un texte du frère musulman franco-tunisien Moncef Zenati, un des dirigeant de Musulmans de France (ex-UOIF) : https://www.havredesavoir.fr/le-voyage-nocturne-histoire-et-enseignement-2/[9] https://www.saphirnews.com/Comprendre-la-structure-des-themes-de-la-sourate-Al-Fatiha_a28147.html[10] https://eeradicalization.com/fr/hakimiyya-loutil-islamiste-qui-tient-les-musulmans-en-otage-de-lautorite-dallah/#:~:text=Par%20cons%C3%A9quent%2C%20le%20terme%20%C2%ABhakimiyya,cette%20souverainet%C3%A9%20appartient%20%C3%A0%20Allah.[11] https://algeria-watch.org/?p=61485[12] https://www.jeuneafrique.com/767075/politique/algerie-deces-au-qatar-dabassi-madani-chef-historique-du-fis/[13] https://www.jeuneafrique.com/68533/archives-thematique/madani-mezrag-ne-regrette-rien/[14] https://www.ujm.fr/le-centre-tawhid-et-l-ujm/[15] https://www.ujm.fr/2015/06/18/historique-de-lassociation-ujm/[16] https://www.shatibi.fr/[17] https://www.cilecenter.org/fr/about-us/our-team/yamin-makri[18] https://www.la-croix.com/Religion/Islam/Tariq-Ramadan-lache-dernier-carre-fideles-2019-03-27-1201011703[19] https://www.alarabiya.net/arab-and-world/2016/06/19/ هكذا-نعت-فقيهة-داعش-إيمان-البغا-طفلها[20] https://literaturfestival.com/authors/mohammad-rumman/[21] https://www.abacademies.org/articles/jihadi-female-intellectual-the-case-of-iman-albugha-12997.html[22] https://www.abacademies.org/articles/jihadi-female-intellectual-the-case-of-iman-albugha-12997.html[23] https://www.maisondennour.com/qui-sommes-nous[24] https://www.maisondennour.com/qui-sommes-nous[25] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, commentaire des 40 hadiths de l’imam An-Nawawi, Editions Maison d’Ennour, traduction de l’arabe, Paris, 2013, introduction d’Abderrazak Mahri, p.9[26] Ibid.[27] Ibid.[28] http://www.hadithdujour.com/hadiths/hadith-sur-Ordonnez-la-priere-a-vos-enfants_1377.asp#:~:text=Accomplis%20la%20pri%C3%A8re%20%C2%BB.&text=D'apr%C3%A8s%20'Amr%20Ibn%20Chou,les%20lits%20(3)%20%C2%BB.[29] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.61[30] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.115[31] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.119[32] Ibid.[33] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.181[34] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.188[35] https://www.conseil-constitutionnel.fr/la-constitution/la-liberte-de-conscience[36] https://www.conseil-constitutionnel.fr/le-bloc-de-constitutionnalite/declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen-de-1789#article-10-470[37] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.352[38] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.353[39] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.31[40] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.31[41] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.34[42] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.34[43] https://www.nouvelobs.com/societe/20071127.OBS7018/le-manifeste-des-343-salopes-paru-dans-le-nouvel-obs-en-1971.html[44] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.281[45] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.281-282[46] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.204[47] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.204[48] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.393[49] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.399[50] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.399[51] https://www.lepoint.fr/politique/pour-57-des-jeunes-musulmans-la-charia-plus-importante-que-la-republique-05-11-2020-2399511_20.php[52] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.71[53] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.81[54] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.81[55] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.93[56] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.93[57] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.118[58] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.72[59] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.72[60] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.72[61] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.81[62] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.114[63] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.173[64] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.291[65] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.294[66] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.294[67] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.294[68] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.294[69] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.85[70] https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20221204-iran-le-pouvoir-annonce-la-suppression-de-la-police-des-moeurs[71] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, version arabe, Editions Dâr al-Mustafa, Damas, 2010, p.221-222[72] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.137[73] Mustafa al-Bugha et Muhyî ad-Dîn Mistû, al-Wâfî, p.138[74] https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vie_de_Mohammed,_proph%C3%A8te_d%27Allah[75] https://fr.wikipedia.org/wiki/Sliman_ben_Ibrahim[76] https://fr.wikipedia.org/wiki/Sirat_Sayf_ibn_Dhi_Yazan[77] https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/etienne-dinet-peintre-francais-orientaliste-et-musulman,0637[78] Etienne Dinet & Sliman ben Ibrahim, La vie de Muhammad, nouvelle édition revue et corrigée, Editions Maison d’Ennour, Paris, 2022, p.330[79] Etienne Dinet & Sliman ben Ibrahim, La vie de Muhammad, nouvelle édition revue et corrigée, Editions Maison d’Ennour, Paris, 2022, p.205-206[80] Etienne Dinet & Sliman ben Ibrahim, La vie de Muhammad, 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https://www.egnews24.com/upload/libfiles/0/0/2.html?video=NTTHgMHhWQQ[98] Lire par exemple sa contribution intitulée « Les paroles du Prophète sont-elles authentiques ? » dans le dossier « Mahomet et les origines de l’islam. Au-delà de la légende » : Le Monde des religions, hors-série n°28, juin 2017, p.53[99] Ibid.[100] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Averroes-et-al-Ghazali-une.html
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